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Littérature anglaise - Page 19

  • Défaire

    graham swift,le dimanche des mères,roman,littérature anglaise,2016,culture« C’était le dimanche des mères, en 1924. Mr Niven l’avait en effet regardée s’éloigner sans se hâter sur son vélo, puisqu’il venait d’avancer la Humber jusqu’au perron pour attendre Mrs Niven. Elle supposait que, la plupart du temps, Mr Niven défaisait Mrs Niven quand celle-ci n’y parvenait pas seule. Quel mot, « défaire » ! Elle supposait que Mrs Niven disait parfois : « Godfrey, pourriez-vous me défaire ? » d’un ton différent de celui qu’elle aurait employé avec sa bonne. Ou qu’il arrivait à Mr Niven de lui demander, sur un ton non moins différent : « Voulez-vous que je vous défasse, Clarissa ? » »

    Graham Swift, Le dimanche des mères        

  • Un dimanche de roman

    Par un beau dimanche de Pentecôte, j’ai lu d’une traite Le dimanche des mères de Graham Swift (Mothering Sunday, A Romance, 2016, traduit de l’anglais par Marie-Odile Fortier-Masek), le roman d’une journée très particulière dans la vie de Jane Fairchild. Il commence comme un conte par le mot « Autrefois ».

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    Autrefois, « avant que les garçons ne passent de vie à trépas », était pour les Sheringham une époque de chevaux et de « domestiques de sexe masculin ». Paul, leur dernier fils en vie, raconte à Jane, la bonne des Niven, sa « Jay », tous les espoirs que ses parents fondaient alors sur Fandango, leur pur-sang. Mais à présent, il n’y a plus qu’elle à assurer le service à Beechwood, avec Milly, la cuisinière.

    Ce dimanche 30 mars 1924, Jane regarde Paul « aller et venir à travers la chambre ensoleillée dans le plus simple appareil, à l’exception d’une chevalière en argent ». Ils sont nus, tous les deux, ils ont un peu plus de vingt ans. C’est la première fois qu’elle se trouve dans ce lit spacieux d’une personne, grâce à des circonstances très particulières : c’est le « dimanche des mères », le jour où on donne congé aux domestiques pour aller voir leur mère, et les riches parents de la fiancée de Paul ont invité les Sheringham et les Niven, leurs voisins et amis proches, à déjeuner au George Hotel, quinze jours avant le mariage.

    « Une journée vraiment radieuse », lui a dit Mr Niven quand elle lui a apporté le café et les toasts, ravi de ce « jamboree à Henley »« Elle n’était pas trop sûre de ce que « jamboree » signifiait, mais elle avait l’impression d’avoir lu le mot quelque part, n’était-ce pas une sorte de fête ? » Orpheline, Jane avait l’intention de rester à Beechwood, de lire un livre au jardin, mais un coup de téléphone a changé ses plans – « une erreur », avait-elle prétendu, après avoir répondu « Oui, madame. »

    Milly avait pris la « Première Bicyclette » pour aller voir sa mère, Jane, la deuxième, et moins d’une heure plus tard, suivant les instructions au téléphone, elle la posait pour la première fois près de la « porte de devant » à Upleigh House, comme « une authentique visiteuse ». Paul la lui ouvre, elle continue le jeu : « Merci, madame. » – « Tu es futée, Jay, tu sais. Vraiment futée. » Jane le sait. « Jamais elle ne renoncerait, fût-ce à quatre-vingt-dix ans, à sa courtoisie innée. »

    A travers le récit de ce dimanche hors du commun, Graham Swift dessine dans ce roman « de mœurs » en quelque sorte, avec sensualité et précision, un très beau portrait de femme : celui d’une jeune femme observatrice, très déterminée, qui sait comment s’y prendre tout en restant à la place qui lui est désignée. Jane Fairchild est attentive aux mots, c’est une lectrice – les Niven étaient satisfaits d’embaucher une bonne qui savait lire et écrire et elle avait obtenu de Mr Niven le droit d’emprunter de quoi lire dans sa bibliothèque, même des livres « de garçons ».

    Jane sait que Paul a l’intention de rejoindre sa fiancée pour déjeuner quelque part avec elle, mais à l’heure présente, elle ne l’interroge pas, elle l’observe, elle jouit de la situation inédite qui fait d’elle l’invitée d’une grande maison où elle peut disposer de tout ce qui s’offre à elle. Avec concision, l’écrivain britannique dilate le temps, ralentit le rythme, rappelle ou anticipe, et donne ainsi au Dimanche des mères une intensité qui se maintient sur un peu plus de cent pages, entre jouissance et pressentiment, pour le plus grand plaisir des lecteurs.

  • Convictions

    Certaines de mes convictions

     

    L’idée
    est une abeille
    qui cherche
    à créer
    un essaim.

    Les nuages
    sont
    des livres gonflés de pluie.

    peter bakowski,le coeur à trois heures du matin,poésie,littérature anglaise,australie,recueil,cultureL’aurore est
    une fille
    ôtant
    son collier d’étoiles.

    Le cœur
    est un portier
    las de traîner
    nos bagages d’excuses.

    La peur
    est graine
    de solitude.

    Seuls les poissons
    vivent
    dans de belles
    prisons.

    L’amertume est le plus ancien désert.

    La vérité seule peut
    faire durer un poème
    plus longtemps
    qu’une bougie.

    Peter Bakowski, Le cœur à trois heures du matin

     

  • A 3 heures du matin

    Le cœur à trois heures du matin de Peter Bakowski (édition bilingue, traduit de l’anglais (Australie) par Mireille Vignol et Pierre Riant) rassemble des poèmes écrits de 1995 à 2014. « D’un texte à l’autre, même ton décalé, même fausse simplicité, même propension à transmuer la quotidienneté  en poème », indique l’éditeur Bruno Doucey, le premier à publier en France « cet écrivain australien, proche de Jack Kerouac et d’Allen Ginsberg ».

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    Source de la photo : Biennale des poètes 2015 

    Pour faire sa connaissance, lisez « Je préfère » et « Autoportrait avec convictions, 19 octobre 1997 », deux poèmes cités par K sur Diffractions (merci à lui d’avoir recommandé ce recueil). Bakowski, poète voyageur, pratique le vers libre et a le goût de l’anaphore, des parallélismes :

    « Je rêve d’un nain au beau visage,
    je rêve de la tristesse du contorsionniste,
    je rêve du sourire plastique d’un adultère,
    je rêve des pensées de l’exécuteur. »
       « Le nain au beau visage et autres rêves » (première strophe)

    Parfois, ce sont des poèmes qui racontent une histoire, sur quelqu’un dans un lit d’hôpital, sur un peintre connu (Diego Rivera), sur une vie devenue voix (Billie Holiday) :

    « Et aujourd’hui,
    d’Harlem à Tanger,
    entre la lune et nos cœurs,
    il existe une voix, votre voix :
    qui escalade l’échelle d’une vie de barreaux brisés,
    mais poursuit son ascension
    pour nous dire
    que les rêves se paient cher
    et n’ont pas toujours une fin. »
       « Billie et l’ange de la maladresse… »
    (dernière strophe)

    Pas moins de cinq pages pour ses « Cartes postales vagabondes de l’outback australien », aussi je préfère reprendre « L’écolier bègue (Ecole primaire de St Bede, 1960) », et pas seulement parce que le poème est plus court, vous le comprendrez :

    Pris
    au lasso
    par le regard du maître,

    qui lui pose
    la première question
    de la leçon.

    Chemise poignardée de sueur, chaussettes effondrées,
    planté entre deux rangées,
    il garde les yeux fixés
    sur le pupitre, son radeau.

    Il ne sait
    que faire de ses mains,
    ne sait
    que faire de ses frissons.

    Essayant de répondre,
    il se heurte
    aux épines
    de chaque syllabe,
    à
    la prison
    de sa bouche.

    Les autres élèves
    regardent par la fenêtre,
    scrutent les cartes et l’encre sur leurs doigts.
    Ils évitent le garçon
    paralysé dans cette énigme,
    le garçon qui chute
    du cheval
    de la langue. »

    Poète d’aujourd’hui, assurément, Peter Bakowski allume des images nées d’alliances inattendues, arrache les mots à leur contexte ordinaire pour dire les choses avec une justesse inédite. S’il écrit parfois des vers longs, ses poèmes aux vers très courts laissent résonner chaque mot comme une goutte de son et de sens. La chute du poème, comme ci-dessus ou ci-dessous, est toujours intense.

    « Et dans mes rêves,
    la gentillesse
    est la seule forme
    de victoire,
    et le temps
    n’est plus
    un roi
    si cruel. »
       « Dans mes rêves » (dernière strophe)

  • Grandeur

    hustvedt,siri,vivre,penser,regarder,essai,littérature anglaise,etats-unis,philosophie,psychologie,littérature,culture,lecture,écriture,art« Nous naissons au sein de significations et d’idées qui façonnent la manière dont nos esprits incarnés affrontent le monde. Dès l’instant où je franchis les portes du Prado ou du Louvre, par exemple, je pénètre dans un espace culturellement sanctifié. A moins d’être une alien venue d’une autre galaxie, je me sentirai envahie par le silence de la grandeur, par l’idée que ce que je vais voir a reçu l’imprimatur de ceux qui savent, les experts, les conservateurs, les faiseurs de culture. Cette idée de grandeur, matérialisée par les dimensions des salles et les rangées de peintures et de sculptures, affecte ma perception de ce que je vais voir. L’attente de la grandeur est susceptible de jouer un rôle dans ma perception, même si je me considère comme dépourvue de préjugé et ne me rends pas compte que ma façon de voir a été subtilement altérée par l’endroit où elle se trouve. »

    Siri Hustvedt, Visions incarnées (Vivre, Penser, Regarder)